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Enseigner la morale à l'école.

 

 

 

Au début de l'année 2013, le Ministre de l'Éducation a fait connaître son intention d'instaurer un enseignement scolaire de la morale laïque. La mise en œuvre n'est prévue qu'à la rentrée 2015 et les dispositions concrètes (programmes, horaires, méthodes, formation des enseignants) ne sont pas connues au moment où nous écrivons.

Une telle initiative suscite immédiatement beaucoup d'intérêt, de curiosité, d'espoir éventuellement; mais en même temps, le sentiment qu'elle peut être difficile dans son application s'impose.

De quelle manière, en effet, compte tenu de certains traits de notre société moderne, un enseignement de la morale est-il recevable à une époque très méfiante à l'égard de tout ce que peut évoquer le terme de « morale ». quel est le degré de conviction de nos concitoyens à ce sujet?

Comment cet enseignement peut-il prendre place à l'intérieur des représentations professionnelles des enseignants? Quelles techniques adaptées à l'âge et à la maturité de leurs élèves peuvent-ils utiliser? Quelle efficacité peut-on attendre d'une telle opération?

Nous nous proposons ici de relever les plus visibles des obstacles qui se dressent face à une initiative dont on ne conteste pas l'ambition et l'utilité: nous espérons ainsi éclairer le terrain sur lequel va se jouer cette innovation et peut-être par là indiquer des précautions utiles à prendre et des limites à envisager.

Nous allons pour cela dérouler d'assez nombreuses considérations qui correspondent aux différents points de vue que ce thème suggère et qui expriment aussi bien sa complexité que son caractère très sensible pour notre société dite « moderne ». Indiquons tout de suite les directions que nous allons prendre successivement:

    • l'exposé des justifications actuelles que l'on peut fournir à l'enseignement de la morale à l'école.

    • L'observation du contexte d'alternance politique dans lequel cette initiative trouve sa place.

    • Toute référence à la morale surprend l'homme moderne. De nombreuses réserves ne vont pas manquer de se manifester; nous devons mesurer leur capacité à entraver ce projet.

    • La mise en œuvre de cette action dans les classes (pédagogie) ne va pas de soi. Elle ne s'intègre pas de façon naturelle aux usages et oblige les enseignants à des remaniements.

    • La « laïcité » de la morale, passée l'annonce, s'avère plus difficile qu'on ne le pense à cerner.

    • On s'obligera aussi à évaluer le degré d'efficacité que peut obtenir une initiative qui n'atteint pas le consensus social: l'école dispose-t-elle d'une autorité suffisante pour opérer des changements de nature morale chez ses élèves?

 

Une brève synthèse, en place de conclusion, se permettra de reformuler la question posée: devant le constat d'un besoin de reconstruction qualifié de « morale », l'école peut-elle se contenter d'inclure un mini-programme supplémentaire sans remanier l'ensemble de ses missions?

 

Entreprendre de ré-installer la morale dans l'éducation scolaire se justifie.

 

L'annonce ministérielle a été reçue dans un mélange de surprise et de bienveillance. La surprise vient de ce qu'on espérait guère ce type d'initiative à ce niveau de décision connaissant la tendance au conservatisme dans le domaine éducatif dont tous les gouvernements font preuve. Nous parlons bien de la substance éducative, autrement dit des choix pour « faire l'homme », tout à fait au courant que nous sommes de l'empressement inverse à charger l'école de toutes sortes d'injonctions sociales (sécuritaires, sanitaires, technologiques etc...) Remettre, de façon officielle, la morale à l'ordre du jour des travaux de l'école n'était pas prévu.

La bienveillance, l'acceptation, le soulagement , voire pour quelques uns la résignation – il est besoin de nombreux mots pour rendre compte des nuances qui forment l'accord tacite – parce que la prise en charge par l'école de la direction morale de l'éducation vient rassurer face à un vide presque unanimement constaté. Le quotidien Ouest-France indique 90% d'avis favorables au projet ministériel. Le chiffre reflète au moins une convergence spontanée à défaut d'une réflexion partagée.

Un bref aperçu de l'histoire des programmes de l'école montrerait que nous assistons moins à une innovation qu'à une restauration. Cette distinction devrait d'ailleurs susciter les polémiques habituelles. L'école antérieure aux secousses qui ont changé les mœurs à partir des années 1960/70 affichait à son emploi du temps un enseignement quasi quotidien de la morale. C'est cette considération historique qui nous incite à rechercher les motivations actuelles de cette mesure: mais pourquoi donc la morale à l'école dans la seconde décennie du troisième millénaire? La question symétrique « pourquoi avons nous renoncé à cet enseignement au milieu du vingtième siècle étant d'une pertinence égale. Si la formation morale des élèves avait été considérée comme une nécessité de base, comme un besoin de structure, sa pratique scolaire n'aurait pas disparu. Le réflexe du retour à cet usage possède une coloration opportuniste, peut-être même urgentiste: devant un certain nombre de faits renouvelés et aggravés touchant la conduite des enfants et le comportement des écoliers, la morale se présente actuellement comme un recours.

Évoquons en inventaire rapide les constats: agitation, violences verbales et de gestes, incivilités de toutes sortes à l'égard des autres et de l'environnement matériel, dérobade devant le travail (ne pas commencer, ne pas finir, bâcler), diverses manifestations d'égocentrisme, d'indifférence à la sanction, toutes sortes de phénomènes de transgression ou d'absence à l'existence même de la loi etc...

Ces aspects, soyons objectifs, ne concernent pas la totalité des enfants et des élèves et encore une majorité d'entre eux sont reconnus comme suffisamment équilibrés. Mais les débordements se font remarquer tant par leur nombre que par leur intensité parfois.

Le langage courant des enseignants (« nous sommes débordés ») évoque le manque de repères, l'absence ou la fragilité du cadre, l'affaiblissement des « valeurs ». On dit que nombre d'enfants sont « livrés à eux-mêmes ». Toutes ces formulations sont répétées en boucle et paraissent équivalentes ou interchangeables.

L'appel à la morale se présente alors comme un recours dont on attend un changement. Cette morale inculquée obligatoirement, débutée précocement et administrée de façon continue, fournirait des repères, un cadre, et éviterait de laisser les enfants livrés à leurs impulsions.

Notons au passage que, s'agissant de porter remède aux troubles que nous avons indiqués, la morale n'est évoquée que récemment. Jusqu'à présent c'est plutôt à la psychologie que l'on a demandé d'abord des explications puis des réparations.

Cette évolution, si elle se confirmait, serait remarquable; elle suggère qu'un changement de regard est en train de se produire au sujet des perturbations qui affectent l'éducation. La psychologie se posait plutôt comme compréhension puis solution du désordre d'une personnalité singulière, unique. L'hypothèse morale nous met du côté de l'interprétation du ratage éducatif comme effet d'une carence de la norme collective.

A partir de là, on envisage que l'enfant ou l'élève perturbés se trouvent dans cet état en raison du silence de la société (ou de l'école) qui ne lui ont pas fait savoir – en tous cas pas assez fermement – ce qu'elles attendaient de lui. Il existe donc au moins deux façons de comprendre l'actuel recours à la morale. La première par défaut, en désespoir de cause, en dernier recours: puisque les subtilités éducatives et la science psychologique n'ont pas convaincu, essayons la morale. La seconde commanderait une transformation plus radicale dans le mode de pensée moderne en cherchant à placer l'éducation sur un autre socle plus coercitif, plus normatif. On chercherait moins à laisser les élèves inventer ou créer leur propre voie et on s'appliquerait plutôt à leur indiquer le but et le chemin.

 

Une initiative rattachable à un contexte politique typique: l'alternance.

 

Une tradition bien française concernant les rapports de la politique avec l'éducation scolaire amène à chaque alternance des changements par lesquels les nouvelles force aux commandes marquent leur territoire, affirment leur différence avec les prédécesseurs.

Les deux grands pôles de la politique française se distinguent dans la manière de se rattacher aux symboles fondateurs de l'enseignement public. La tendance libérale s'affranchit davantage de ces sources tandis que la gauche française sentimentalement (et peut-être électoralement) dévouée à l'école affiche une révérence toujours forte envers les « mythes fondateurs ». Les déclarations du Ministre de l'Éducation au Monde (29/04/13) au sujet de l'enseignement d'une morale laïque à l'école nous semblent éclairantes sur ce point: « La morale laïque est un ensemble de connaissances et de réflexions sur les principes et les règles qui permettent dans la république de vivre ensemble selon notre idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité ».

L'initiative de restauration d'une morale à l'école prend place, également, dans un chantier beaucoup plus vaste dont l'objet est la « refondation de l'école ». L'emploi du terme « refondation » sous-entend une double intention: celle de reconnaître la fragilité de l'école actuelle et la volonté de renouer avec des valeurs qui s'affirment fortement à l'origine.

L'intention de se différencier des prédécesseurs aussi bien que celle d'un retour aux sources font tout de même courir quelques risques à l'entreprise: des méfiances, des observations, des obstructions, la possibilité d'être tournée en dérision se profilent à coup sûr. Cherchant ici à mesurer le degré de faisabilité d'une telle opération, nous ne pouvons pas passer sous silence les menaces rattachables aux affrontements idéologiques très vifs dans notre pays dès qu'il s'agit de l'école.

 

Les réticences envers la morale du sujet moderne.

 

C'est probablement sur ce point que le projet de restauration de la morale va rencontrer les plus gros obstacles. Pour faire très vite, disons que pour l'homme de la modernité la chose morale ou bien n'a plus de sens, ou bien se trouve chargée de caractères péjoratifs.

Le thème de l'amoralisme ou de la relativité morale dans la société moderne oblige à des développements considérables, notamment dans ses conséquences sur l'éducation. Nous ne pouvons ici qu'en produire une esquisse.

Nous vivons dans une coupure historique décisive qui tient au fait que l'homme de nos sociétés occidentales n'organise pratiquement plus sa vie à partir des préceptes des morales antérieures. Qu'il s'agisse de morale issue de la religion ou de toute autre morale d'ailleurs. Le poids des commandements religieux a été le premier à être rejeté et la rapidité avec laquelle s'accentue le déclin des religions rend la morale religieuse marginale.

Mais les grandes utopies politiques qui commençaient à suppléer à l'affaiblissement religieux sont elles-mêmes très compromises. Pourtant les projets égalitaristes qu'elles soutenaient étaient imprégnés de principes qui dessinaient un arrière-plan moral implicite mais fort. Le naufrage de ces utopies constitue le deuxième assaut contre l'empire de la morale.

Ce n'est pourtant pas tout s'agissant de souligner le peu de prestige de l'idée morale d'aujourd'hui: le nouveau sujet ne prétend pas seulement s'être émancipé des morales anciennes, il estime de surcroît n'avoir besoin d'aucune béquille de cette sorte.

La croyance dans les capacités de la conscience individuelle à s'éclairer d'elle-même et la souveraineté du libre arbitre se sont considérablement renforcées depuis l'époque des Lumières. Elles aboutissent à l'éloge d'un sujet autonome; la morale, par définition hétéronome (loi reçue de l'extérieur) vient contrarier ce mouvement dit de libération. L'évolution individualiste confirmée par les sociologies va dans le même sens en poussant le sujet à concentrer ses efforts sur sa propre réussite plutôt que vers le bien commun. Les morales du passé, religieuses autant que politiques, visaient le salut collectif.

L'accès à des formes nombreuses autant que variées de satisfactions matérielles (objets de confort, moyens de loisir) a peu à peu modifié la manière dont l'homme appréhendait une « bonne vie ». Celle-ci n'implique plus guère d'assumer des valeurs mais d'obtenir une quantité importante de jouissances matérielles renouvelées. Réaliser sa vie selon une éthique est un projet qui a laissé la place à vivre selon une succession de « bons plans ». L'opportunisme peut virer au cynisme; inversement quand ses stratégies échouent, le sujet contemporain se replie sur la plainte et la revendication.

Évidemment tout le monde ne ressemble pas à ce que nous venons de décrire. Il reste un certain état de conflit entre les aspirations anciennes et le programme moderne. Mais nous souhaitons surtout convaincre de la force des motifs qui inspire à l'homme nouveau une répulsion devant l'intention morale. Celle-ci concentre une bonne part de ce qu'il déteste: les limites, les contraintes, les valeurs ou les normes imposées collectivement.

Le constat est brutal: la considération morale est frappée de désuétude. Elle relève d'un autre temps où les hommes étaient supposés inaptes à se diriger eux-mêmes, moins éclairés et moins autonomes que le sujet moderne. Son état d'immaturité rendait nécessaire la prescription externe de sa conduite. On peut s'attendre à partir de là à ce que tout recours à l'instance morale soit qualifié d'infantilisant.

 

La présentation pessimiste de la déconsidération de la morale que nous venons d'effectuer va devoir s'affronter à un paradoxe: pourquoi dans de telles conditions 90% des français se déclarent-ils favorables à l'annonce ministérielle?

Il nous revient maintenant de lever cette contradiction, ce qui ne sera pas très difficile si nous mettons le doigt sur une caractéristique sournoise (un peu perverse) du calcul éducatif contemporain.

Formulons notre hypothèse un peu brutalement: il y a dans la stratégie éducative moderne (famille ou école) l'espoir de « moraliser » les enfants sans avoir à en payer soi-même le prix. Si l'école veut se charger d'introduire nos enfants à la morale et qu'elle réussisse à les faire se tenir tranquilles sans que cela nous coûte la moindre remise en cause des jouissances apportées par notre vie sans morale, nous n'y voyons pas d'inconvénients. Avec nos enfants nous avons souvent du mal, ils ne sont pas faciles et une bonne cure de morale scolaire pourrait peut-être les rendre plus maniables.

Notre hypothèse n'est pas provocatrice. On trouvera diverses illustrations de son aspect sensible dans le succès médiatique de toutes sortes de documents, fictions reportages mettant en valeur des expériences de pensionnat, d'établissements rigoristes, de nounous sévères venant prêter main forte à des adultes sans énergie.

Nous pouvons, de surcroît, appuyer notre développement en insistant sur une transformation moderne de la conception de l'éducation. L'architecture éducative telle qu'elle a prévalu durant longtemps, supposait une transmission verticale, une généalogie de ce qui devait être apporter aux nouveaux venus dans la famille, l'école et la société. Nos prédécesseurs n'étaient pas naïfs et savaient se moquer de ceux qui se contentent de dire à leurs enfants ou à leurs élèves « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». Ils estimaient que l'injonction de « faire » n'était pas suffisante et qu'elle devait trouver un répondant, une garantie dans la façon de vivre des adultes qui l'énonçaient. C'est d'ailleurs ce qu'on appelait « donner l'exemple ». On admettait raisonnablement des distorsions et nul n'a jamais cru que les parents devaient être parfaitement vertueux pour que les enfants le deviennent. Mais on s'en remettait à la capacité du collectif d'assurer un minimum d'incarnation des valeurs désignées comme désirables.

C'est cette construction qui se trouve aujourd'hui mise à mal, en quelque sorte faussée et il n'est guère étonnant d'observer la mise en cause tenace, à la foi inventive et destructrice dont font preuve beaucoup de jeunes pour mettre à l'épreuve de la vérité le mode purement déclaratif mais faiblement assumé de l'intention éducative de l'école, de la famille et de la société: « Essayons de voir jusqu'où cela peut aller sans que cela les dérange vraiment »

Si cet état des lieux est acceptable, la contradiction relevée plus haut n'est qu'apparente. L'installation de la morale à l'école peut être plébiscitée à condition qu'elle n'engage pas de révisions quant à la manière d'être et de jouir de l'homme moderne.

Les difficultés de la mise en œuvre pédagogique.

 

A chaque introduction d'un contenu supplémentaire ou d'une matière nouvelle les enseignants s'inquiètent. Quelques réactions sont déjà prévisibles.

    • Une charge supplémentaire nous est imposée alors que nous ne parvenons déjà pas à mener à bout les missions prioritaires qui sont au cœur du métier.

    • Une fois de plus l'école doit sous_traiter des problèmes éducatifs que la famille et le société n'assument pas.

    • Que faudra-t-il faire concrètement? La définition des contenus et les suggestions de méthode qui nous seront transmises seront-elles assez précises? Ne courons nous pas le risque de devoir nous débrouiller avec des directives très floues?

    • On nous demande de faire « ce que nous faisons déjà ». Cette objection de nos collègues surgit à chaque fois qu'on les oriente vers des objectifs rattachables au domaine éducatif. Les professeurs des écoles estiment que le fait même d'enseigner à des enfants jeunes en les adaptant à la vie scolaire, constitue un vaste programme qui inclut la morale, le civisme, le « vivre ensemble » etc... Cette considération mérite à la fois d'être valorisée et relativisée. Valorisée en effet dans la mesure où l'éducation scolaire surtout à l'école primaire contient une formation morale implicite. Les jeunes élèves doivent travailler dans un milieu exigeant et contraignant, que ce soit pour les contenus ou en raison du caractère collectif des apprentissages.

Ceux de nos collègues qui se sont engagés dans des pédagogies à forte vocation éducative (Pédagogie institutionnelle, mouvement de l'école moderne (Freinet), la pédagogie coopérative, et bien d'autres orientations...) estimeront n'avoir pas besoin de rajouter à leur pratique ordinaire, une « leçon de morale » qui paraitrait artificielle.

La relativisation tout de même serait bienfaisante: si tout professeur des écoles se trouve de fait impliqué dans une éducation morale, on peut admettre d'abord que des lois nationales soient bienvenues pour cadrer les finalités et doser l'importance de l'action à mener. Ensuite on peut reconnaître que dans ce domaine l'implicite n'est pas suffisant et qu'une action volontaire, partagée par tous, serait de nature à donner tout son prix à ce type de travail.

La tradition (inégalement respectée) veut que le Ministère quand il impose des nouveautés à l'école, se montre précis sur les contenus, ne se dérobe pas aux redéfinitions d'horaires et d'emploi du temps et « accompagne » les enseignants (c'est le mot en usage) par des outils facilitant la mise en œuvre.

Si ces précautions ne sont pas prises, il est à prévoir que l'initiative ne sera pas prise au sérieux. S'en remettre au degré de conviction (variable) des professeurs et à leur invention individuelle aboutira à des résultats très incohérents.

Les contenus d'une morale « laïque » ne seront pas commodes à préciser. Il sera particulièrement délicat de les distinguer d'une formation civique. S'agissant d'enfants jeunes la traduction de notions très générales et abstraites en formulations proches de leur expérience n'est pas impossible mais requiert une élaboration poussée et assujettie à une expérimentation.

La probabilité de voir cet enseignement se fondre dans les « transversalités » habituelles est très élevée. Le ministre lui-même (Le Monde 29/04/13) évoque les « modules interdisciplinaires » dont on sait la ressemblance avec les « usines à gaz ». Sur cet aspect, les retombées négatives de l'improvisation sont à redouter à moins d'un investissement sur le long terme qui s'appuierait principalement sur la formation des enseignants.

 

En quoi consiste la laïcité de la morale?

 

Il est déjà difficile aujourd'hui de proposer de la morale, mais laïque » de surcroit cela vient alourdir la tâche en raison de la difficulté à trouver un accord sur ce que contient la laïcité.

Deux interprétations se font face en ce moment. La première, plutôt restrictive, insiste sur tout ce qui ne peut être pratiqué dans un état laïque; La deuxième est plus permissive et considère que la liberté individuelle prime sur tout autre considération et que le citoyen qui ne trouble pas l 'ordre public peut prendre un très grand nombre d'initiatives.

Que serait une morale laïque? Ce pourrait être une morale qui ne fait aucune référence explicite à quoi que ce soit de religieux. Cette position prenait un sens plein au moment où furent adoptées les lois fondamentales de notre république. Tout un chacun mesurait alors la portée du changement.

Mais les mentalités ont beaucoup évolué depuis; l'extension des libertés (penser, s'exprimer, aller et venir, entreprendre, pratiquer la sexualité, l'art etc...) dans un contexte de société dominé par le libéralisme économique et le triomphe de l'individualisme ont peu à peu façonné un sujet moderne qui ne supporte guère les contraintes.

La morale laïque qui soulageait nos ancêtres en les protégeant des catéchismes détestés, pourrait bien, sans le vouloir, ressembler à une entrave. Pire: à un retour des vieilles aliénations.

Se montreront réservés tous ceux que la laïcité a déçus dans le domaine de l'éducation scolaire. D'abord une observation: l'enseignement privé reçoit aujourd'hui de nombreuses familles qui ne revendiquent ni pratiques religieuses ni même croyance. Quand on les interroge sur ce choix, ils avancent la faiblesse de beaucoup d'établissements publics s'agissant de fournir aux élèves un cadre satisfaisant. Pour citer leurs mots, ils estiment que leurs enfants seront mieux « tenus » qu'ailleurs.

Nous nous dispenserons ici de nous prononcer sur ce sujet; nous voulons seulement faire apparaître ceci: pour de nombreuses familles le projet de morale laïque à l'école ne sera pas convaincant. Car synonyme pour certains d'un plus grand laxisme.

Lorsqu'il s'agira de préciser les contenus on peut deviner ce que sera l'embarras du rédacteur. Voulant s'écarter des normativités traditionnelles, marquer la rupture avec les religions, éviter le double emploi avec une éducation civique au sens large, il ne lui restera qu'une voie étroite.

Il pourra éventuellement s'en tenir à un registre philosophique très abstrait où il sera question de liberté, de responsabilité etc... Ou alors, il se repliera sur les platitudes d'usage concernant le vivre-ensemble, le respect, qui s'achèvent généralement dans des propagandes sucrées: « soyez gentils ».

 

Quels résultats pouvons nous attendre d'une telle entreprise?

 

Les ministères ont pris l'habitude de mesurer les résultats de leurs initiatives en comptabilisant les mises en œuvre telles qu'ils les recensent, généralement peu après les textes d'application. Pour les acteurs du terrain, il s'agit de pures déclarations: chaque école, département, académie comptabilise les enseignants qui disent avoir mis en pratique la mesure. On parvient ainsi à des chiffres élevés et à un pourcentage de réussite toujours satisfaisant: quel professeur, quel directeur en effet oserait faire savoir à ses supérieurs qu'il est resté en retrait?

Nous ne pensons pas ici à cette sorte d'évaluation: « combien de fois la morale a-t-elle été fait ou déclarée faite aux élèves » mais aux conséquences suivantes: « quels effets a-t-on reconnus quant à la conduite des écoliers? ».

Depuis que l'école est la cible de grandes campagnes d'intérêt public ou de modernisation sociale (quelques décennies), ceux qui ont de l'ancienneté dans le métier savent combien il faut rester prudent et modeste quant aux effets. Ils ont de leurs yeux vu des classes entières demeurées endormies à la projection de documents sanitaires, des piles de brochures sur la sécurité rester inentamées à la sortie des amphis et les couloirs jonchés de détritus après un exposé sur la protection de l'environnement.

C'est le moment ici d'opérer un détour pour décrire le mode subjectif sur lequel enfants et adolescents reçoivent ce type de message. Nés dans un milieu imprégné des publicités et des propagandes, ils ont pris l'habitude de les faire toutes passer par le même tuyau; Dit autrement, tous ces messages se décolorent pour eux sur un même fond surchargé. Au mieux, ils font le tri, mais avec des critères qui leur appartiennent et l'émetteur n'a que peu de pouvoir pour s'imposer.

L'école dispose-t-elle encore aujourd'hui d'une autorité suffisante pour rendre audible un enseignement de la morale? Cette question, on l'admettra est chargée de gravité et nous nous obligeons à ne pas y répondre de façon hâtive ou caricaturale, ni sur un mode dépressif.

La dépréciation de la culture scolaire s'accentue. On la déclare tout à la fois passéiste, élitiste et de faible utilité pratique. Le nouveau chapitre promu, la morale, devra forcément pâtir de cette détérioration générale.

D'autre part, la disponibilité des élèves à l'égard de cette matière varie obligatoirement en fonction des antécédents de l'éducation familiale. Certains enfants pourront aborder cet enseignement assez confiants car soutenus par une opinion favorable de leurs parents à ce sujet. Ce ne sera pas toujours le cas et l'on verra se répartir très largement les attitudes familiales, de l'indifférence à la réprobation, voire à l'hostilité militante.

Enfin, l'école ne se trouve pas, à ce sujet, en écart avec seulement la famille. S'agissant de valeurs morales (énoncer ce qui est bien et ce qui est mal, inciter à faire ou à s'abstenir etc...) elle va se retrouver en délicatesse avec un état historique et global de la société. Le laxisme ambiant et le libertinage des mœurs vont sembler à beaucoup de jeunes constituer un désaveu de l'intention scolaire. L'enseignant en position d'éduquer moralement peut une fois de plus se faire traiter de « bouffon » pour emprunter au langage des jeunes.

 

Toutes les objections et restrictions que nous avons formulées, aussi nombreuses et sérieuses soient-elles, ne touchent pourtant pas à la légitimité du projet ministériel. Vouloir que l'école s'empare d'une transmission morale n'est pas réfutable si l'on considère les risques que fait peser sur l'éducation le relativisme des valeurs autant que des mœurs.

Le tableau que nous dressons pourrait peut-être même inciter les partisans d'une éducation morale par l'école à fortifier leur conviction. Il devrait au moins servir à guider une action réaliste.










Date de création : 09/12/2013 @ 09:52
Dernière modification : 10/12/2013 @ 17:29
Catégorie : BILLET du MOIS - Débats
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