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«  Gérer les émotions » : est-ce lutter contre la violence ?


 


 


 

Confrontés à des faits de brutalité inattendus dans leur forme, plus nombreux et plus précoces, les enseignants, lorsqu'ils ne sont pas paralysés par la surprise, cherchent des solutions permettant de ramener dans l'école des conditions de travail convenables.


 

Le précepte moderne qui prétend guider l'action à ce sujet, dans l'espace social en général, se formule comme suit : privilégier la prévention et l'éducation et éviter la répression. C'est un mot d'ordre attrayant à première vue et surtout cohérent avec les principes philosophiques qui sous-tendent notre société démocratique : respect de la liberté, méfiance à l'égard des contraintes, confiance dans les capacités humaines à comprendre les problèmes, mise en avant des solidarités.


 

Une telle approche des phénomènes de violence à l'école est préconisée officiellement. Elle vient croiser une doctrine pédagogique appréciée depuis quelques décennies qui valorise la prise de parole des élèves en toutes circonstances, qu'il s'agisse de s'approprier les connaissances ou de construire les relations entre eux, ou encore de faire face à des incidents générateurs d'émotions.


 

Un épisode survenu dans une école maternelle et rapporté dans un groupe d'analyse de pratiques d'enseignants va nous fournir une bonne illustration de la mise en œuvre de ces doctrines, mais aussi de leurs limites, voire des contresens auxquels elles peuvent aboutir.


 

Il s'agit de violences survenues dans la cour de récréation. Des élèves de grande section se sont constitués en bande et intimident les « petits », soit en leur faisant peur par des menaces, soit par des gestes directs.

Les enseignantes ont bien aperçu ces scènes et ont pensé, après concertation, à mettre en place des groupes de parole destinés à « gérer les émotions ».


 

Ce qui interroge en premier lieu c'est la séquence « violences constatées – proposition d'ateliers de parole ». Non qu'il y ait eu devant les faits une indifférence des adultes, voire une passivité ; mais l'idée d'installer un groupe de « gestion des émotions » l'a emporté sur d'autres modes d'action, immédiats ou différés.


 

Cette séquence « constat de violence – groupe de parole » nous rappelle immédiatement de nombreuses occurrences de la vie sociale au sens large. Nous pensons tout de suite à l'intervention des « cellules de crise » là où surgissent des conflits, à la manière de dépêcher des psychologues où des traumatismes éclatent, aux « debriefings » en tous genres, voire à des propositions d'exorcismes sous forme de marches silencieuses sur les lieux où l'insoutenable s'est produit. N'y a-t-il pas là généralisation, application mécanique même, d'une démarche moderne pour aborder les aspects dramatiques de la vie ? Rituel incantatoire ? Cérémonial apaisant ? Marquage utile ou refoulement ornementé pour se débarrasser de l'événement et oublier que les responsabilités n'ont pas été prises et ne le seront peut-être pas ?

Ce qui se passe dans l'école, sur ce modèle, est-il plus ou moins acceptable que ces rituels sociaux ? L'école doit-elle se résoudre à laisser advenir puis se répéter des drames en se contentant de ce décorum verbal ?


 

Si cet usage vient à se répandre, il va opérer un déplacement assez radical par rapport à ce qui était, de tradition, assuré par l'état de droit.

Ce dernier exige la protection active des personnes et pour cela l'interception des malfaisants pour les empêcher de nuire. Si on n'a pu prévenir la nuisance, on peut encore, après coup, mettre le fautif en situation de réparer le méfait ou de subir la sanction. Deux millénaires d'inventions juridiques témoignent de cet effort. Serions nous en train de passer du droit à la médecine généralisée ? En appliquant un baume sur les plaies ?

En proposant simultanément aux agresseurs et à leurs victimes de faire part de leurs sentiments, ne les mettons nous pas au même niveau ? Est-ce que notre sécurité serait devenue une affaire d'émotions contenues ou libérées ?

Des esprits enclins à l'humour ne se priveraient pas d'ironiser sur cette stratégie de gestion sociale des conflits ou des souffrances : pourquoi ne pas gérer les émotions des chômeurs brutalement licenciés, des cadres, arbitrairement déplacés ?

Nous serions dans une société psychologique, écrivons psycho-logique, plus que juridique. Dans ce dernier cas la loi pré-existe, signifiant ce qui est permis ou interdit et réprimant les transgressions. Dans le premier la personne n'a pas de droits, elle n'a que des souffrances et sa plainte doit se dissoudre dans la conversation.


 

Cette approche psycho-verbale comporte des dangers psychiques.

Ce serait déjà dire à l'agresseur qu'il demeurera impuni pourvu qu'il puisse parloter quelque peu, composer quelques phrases pour expliquer qu'il ne pouvait pas faire autrement. Finalement l'inciter à s'auto-justifier.

Ce serait surtout déclarer à la victime qu'au fond, même si elle n'est pas la cause initiale de sa douleur, elle est à coup sûr responsable du maintien de celle-ci. Avec l'offre de « débriefing », de gestion des émotions qu'on lui fait et un peu de bonne volonté de sa part, bien des inconvénients pourraient être supprimés. La gestion des émotions laisse face à face les protagonistes ; à égalité de « droit à la parole ». Au fond, elle ne les sépare pas.


 

Si nous en revenons au rôle de l'école ; s'agit-il de faire régner l'ordre légal ou de traiter les émotions ?

A priori le débat se présente très ouvert compte tenu du peu de prestige dont disposent l'ordre et la loi dans les idéologies éducatives. Inversement la gestion des émotions va bien dans le sens où l'homme contemporain situe son accomplissement : expression de soi, maîtrise, harmonie intérieure, etc …

Toutefois la perspective scolaire fait surgir une première objection : si la sécurité de tous n'est pas assurée on ne voit pas comment les objectifs éducatifs et culturels peuvent tenir, car un élève rempli d'angoisse et craintif en permanence ne pourra pas mobiliser beaucoup d'énergie pour apprendre.

Une seconde objection porte sur la fonction de l'école comme préparation au social, comme initiation à la vie collective. Si l'école donne précocement l'exemple d'un monde où on doit se débrouiller avec ses émotions plutôt que de garantir la sécurité, alors elle projette la société adulte idéale comme une jungle l. Chacun sait que la loi y est celle du plus fort.


 

La péripétie de vie scolaire qui nous fournit le point de départ est une mine de réflexion sur les buts et les méthodes d'éducation scolaire et elle mériterait un développement plus rigoureux que les signalements qui précèdent.

Tout de même, pour terminer, accordons nous un questionnement radical et d'ampleur disons scientifique : les émotions se gèrent-elles ? Et sinon le cas échéant, qu'en fera-t-on à l'école ?

L'expérience ordinaire nous fait connaître que les émotions ne sont pas un sous-produit, une scorie de la vie mais matière même de l'être. Et même que les tentations pour s'en défendre par le refoulement aboutissent au contraire de la vie.

Cependant leurs excès entraînent des souffrances qui ont le même effet de destruction de la personne. Il y a donc quelque chose à faire qui ne soit ni le déni, ni la considération savante et abstraite, ni l'encouragement à « remuer le couteau dans la plaie » et pas non plus l'usage intempérant d'une parole bavarde : on en a parlé, ça suffit.

Le terme gestion ne convient pas en ce qu'il laisse entendre qu'il peut en être des affects comme des ressources de l'entreprise : un management. Déjà dans l'entreprise il ne faut pas se cacher qu'un bon manager peut aussi mettre ses compétences au service d'un masquage des rapports de force et des mécanismes d'exploitation.

Mais en éducation, il vaudrait mieux s'abstenir de telles manœuvres stratégiques qui ne peuvent qu'alimenter la défiance des enfants puis la rébellion des adolescents.

La tradition culturelle de l'école ne manque pas de propositions éducatives susceptibles d'offrir aux émotions enfantines des voies et des supports pour se donner des mots, des images, des réponses, des scénarios, pour continuer leur élaboration. Là où la modernité, un peu condescendante, relègue littérature, art, poésie, contes ou récits, légende et histoire au rang de disciplines inutiles, il y a urgence à réhabiliter nombre de supports d'éducation et de formation dont on découvrira sûrement le vrai mérite : émouvoir sans gérer.

Quant à la violence à l'école, la loi et ses accessoires ordinaires y suffiraient pourvu que la conviction ne manque pas.


Date de création : 01/03/2010 @ 14:38
Dernière modification : 22/09/2011 @ 10:53
Catégorie : BILLET du MOIS - Débats
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